Chapitre 41 – La perte qui n’était pas la mienne – mais que j’ai pourtant portée

1. L’après au milieu de la tempête

Il n’y avait pas de paix. Pas de clôture. Pas de traitement en douceur. Seulement une tempête qui continuait à faire rage, sous de nouvelles formes. De procédure en procédure, d’exigence en contre-attaque, de l’espoir à la frustration.

Ma tête savait ce qui était en jeu. Mais mon corps portait autre chose : une épuisement profond, qui ne pouvait s’expliquer par les faits mais bien par les années de lutte.

J’étais coincé entre les tentatives de sauver Turbo — par loyauté, par responsabilité, peut-être aussi par une dernière étincelle d’espoir — et la conscience douloureuse que cela m’épuisait. Alors j’ai commencé à changer de direction. Vers la liquidation. Pas par abandon, mais pour sortir de la tempête. Parce que je sentais que ce combat me coûterait ce que je ne pouvais plus sacrifier : moi-même.

Et juste au moment où je pensais que tout allait se calmer, un nouveau point de tension émergea : les bâtiments. Le sentiment de devoir se battre à nouveau. Pour la dignité. Pour la justice. Mais au fond… pour être reconnu.

2. Se battre pour quelque chose déjà abandonné

Les tentatives de reprise des bâtiments. Les discussions sans issue. Les calculs. Les schémas. Les contorsions mentales pour que tout tienne encore debout.

Je le faisais avec une énergie que je ne ressentais même plus. Et pourtant, je continuais. Me battre pour quelque chose qui, sur le papier, semblait encore exister, mais qui était déjà mort en moi. Et au fond, je savais que je m’effaçais encore. Que je n’agissais pas par désir, mais par culpabilité. Ou plus précisément : par la conviction que je devais le porter.

3. Une autre forme de perte

Ce qui rendait tout cela si confus : cette perte n’était pas la mienne. Ce n’était pas mon rêve. Ce n’était pas une maison que j’avais construite. Pas une structure qui me convenait. Et pourtant, je ressentais cela comme un échec. Comme si je perdais quelque chose d’irréversible. Comme si je n’arrivais pas à tenir une promesse implicite.

Je me souviens m’être demandé :

“Ne suis-je pas simplement quelqu’un qui poursuit un bonheur qui n’existe pas ?”

Peut-être qu’il n’y a pas de nouveau départ. Peut-être que je dois simplement accepter l’ancien. M’y résigner. Vivre avec ce qui est. Sans désir. Sans espoir.

Et un instant, je l’ai cru. Que j’en demandais trop. Que j’étais trop idéaliste. Trop sensible. Que je devais me contenter de ce qui fonctionne, même si ça ne correspond pas à qui je suis.

4. Le moment de bascule

C’est venu lentement. Pas comme une révélation, mais comme une vérité qui commençait à se montrer. Dans le corps. Dans la respiration. Dans le silence entre deux actions.

J’ai senti : ce n’est pas pour moi.

Ce combat — maintenir, porter, s’oublier — c’est un vieux script.

Je joue un rôle que je ne suis plus.

Et le plus douloureux, c’est que je le savais déjà. Depuis un moment. Et pourtant je continuais.

Je m’effaçais encore. Comme avant. Comme toujours. Et soudain, j’ai vu le schéma. Pas comme une erreur de pensée, mais comme un mécanisme de survie. Une part de moi pensait : si je ne sauve pas ceci, je n’existe plus.

5. La voix de Maté en marge

Plus tard, j’ai relu des passages de Gabor Maté. Il écrivait :

“Tu ne t’accroches pas à l’autre. Tu t’accroches à celui que tu as dû devenir pour conserver l’amour.”

Et cette phrase… elle a traversé toutes mes histoires.

Je ne m’accrochais pas à Turbo. Ni au bâtiment. Ni à la structure. Je m’accrochais à l’enfant en moi qui pensait : si je réussis, on me verra. Si je tiens bon, j’existe.

Et cette prise de conscience a tout changé. Sans colère. Avec douceur. Une profonde tristesse pour toutes ces fois où j’ai cru que je ne pouvais être moi qu’à condition que tout aille bien. Que tout soit sûr. Que tout le monde soit satisfait.

6. La décision

Ce même jour, ma femme m’a dit qu’elle n’avait pas la possibilité d’explorer avec mon fils s’ils pouvaient poursuivre Turbo, sans moi. Quelque chose que j’avais d’abord supposé qu’elle ne voulait pas ou ne pouvait pas envisager. Et là, j’ai senti : je dois lui faire confiance.

Et ce sentiment… que c’était en fait la solution à tout ce pour quoi je m’étais battu — sans me perdre moi-même — a apporté la paix. C’était la réponse que mon système cherchait depuis longtemps. Et j’ai même senti : je veux la soutenir là-dedans. Pas par sacrifice, mais depuis un nouvel endroit. Parce que je sais que ça sonne juste. Pour elle. Pour lui. Et pour moi.

La véritable réalisation n’est pas venue lors d’un entretien, ni dans un document, ni dans un geste. Elle est venue la nuit. Quand je ne dormais pas. Quand ma tête ressassait encore tous les scénarios, essayant de comprendre, de prévoir, de tout maîtriser. Et soudain j’ai senti :

je ne me battais pas pour mon avenir.

Je me battais pour le passé de quelqu’un d’autre.

Je croyais encore pouvoir réparer, rétablir, sauver quelque chose. Mais en réalité, j’essayais juste de m’oublier. Encore.

Et dans cette clarté nocturne, une phrase s’est imposée :

“Si je laisse tomber tout ce qui n’est pas à moi, il ne reste que peu de choses.

Mais ce peu, c’est enfin à moi.”

J’ai arrêté. Pas parce que tout était réglé. Mais parce que j’ai compris que ce n’était pas mon combat. Et dans ce lâcher-prise, j’ai senti non pas le vide, mais l’espace. Enfin.

J’ai regardé le bâtiment. Tout ce que j’avais essayé de sauver. Et j’ai dit, tout bas :

“Je le laisse partir. Pas parce que j’ai échoué. Mais parce que ce n’est pas à moi.”

Et après cela — le silence. Et dans ce silence : moi-même.

Réflexion sur la perte qui n’était pas la mienne

1. Ce que j’ai vu plus tard, en vérité

Ce n’est qu’une fois la tempête apaisée, ou plutôt une fois que j’ai cessé d’y résister, que j’ai compris : ce combat n’était pas pour un projet, une entreprise ou une structure. Il était pour une image de moi. Une identité que j’avais créée, portée, défendue. Et qui ne me correspondait plus.

J’avais assimilé le fait d’arrêter à un échec. Alors qu’en réalité, c’était un acte de libération. Ce n’était pas un projet que je devais laisser partir, mais une ancienne façon d’exister. Et dans cette mise à nu, quelque chose de plus vrai a commencé à respirer en moi. Pas en pensant. En ressentant.

2. Lecture psychologique

Ce processus a mis en lumière plusieurs schémas enracinés :

  • Le sauveur — je m’autorisais à exister en résolvant les problèmes des autres.
  • La loyauté affective — m’attacher à ce qui ne me nourrissait plus, par peur d’abandonner ou de décevoir.
  • L’effacement de soi — me mettre en arrière-plan, pensant que c’était nécessaire pour mériter l’amour ou la paix.

Ces réflexes sont nés de l’enfance, de contextes où la sécurité émotionnelle était liée à l’utilité ou à l’adaptation. Mais aujourd’hui, ils m’enferment plus qu’ils ne me protègent.

Choisir d’arrêter, dans ce contexte, n’est pas une fuite. C’est une affirmation silencieuse : je n’ai plus besoin de me nier pour être en lien. Je n’ai plus besoin de porter ce qui ne m’appartient pas pour me sentir digne.

3. Lecture spirituelle

Dans différentes traditions spirituelles, cette expérience de perte et de dépouillement est vue comme une traversée vers l’essentiel :

  • Dans le christianisme, on parle du « vieil homme » à déposer pour renaître en vérité.
  • Le bouddhisme enseigne que l’attachement est la source de souffrance, et que le lâcher-prise est chemin de libération.
  • Dans le soufisme, on revient à la Source en laissant tomber l’illusion du contrôle.
  • Le judaïsme parle de teshouva : retour à soi, à l’essence, à Dieu.

Ce que ces voies partagent : la perte n’est pas la fin. Elle est seuil. Passage. Dénudement. Et au bout, ce n’est pas le vide qu’on trouve, mais la vérité.

Je l’ai vécu ainsi. Pas comme une idée, mais comme un relâchement profond. Comme si, en cessant de lutter, je retrouvais une part de moi que je n’avais jamais vraiment quittée. Une présence. Un « oui » silencieux à qui je suis devenu.

4. Peut-être que toi aussi…

Peut-être que toi aussi, tu portes quelque chose qui n’est pas à toi. Que tu as crû que renoncer serait perdre. Mais peut-être… est-ce revenir.

Se rappeler que la vie ne demande pas d’endurer, mais d’être vrai. Pas de tout comprendre, mais de faire confiance. Et que, là où tu penses tomber, tu pourrais bien te retrouver.

Ce qui n’est pas à toi, tu peux le laisser. Et ce qui reste alors, c’est peut-être peu… mais c’est entièrement à toi.